À la tête de CASH Assurances, Wided Belhouchet pilote une transformation en profondeur du modèle assurantiel, à la croisée de l’innovation technique, de la gouvernance des risques et de la digitalisation. Dans cet entretien, elle revient sur l’évolution stratégique du rôle de l’actuaire dans un secteur en mutation accélérée, exposé à de nouveaux périls tels que le changement climatique, les cyberattaques ou encore les aléas pandémiques. Selon elle, l’actuaire est devenu un acteur clé de la performance globale de l’entreprise, intervenant bien au-delà de la tarification : il éclaire la décision stratégique, participe à la conception de produits innovants, renforce la solidité prudentielle et anticipe les scénarios de rupture. Chez CASH Assurances, cette évolution s’est traduite par la création d’une direction du risk management intégrant pleinement la fonction actuarielle, notamment dans la maîtrise des risques industriels complexes liés aux hydrocarbures. La PDG insiste également sur l’importance croissante de l’actuariat dans l’assurance de personnes via AGLIC, filiale du groupe, ainsi que dans la bancassurance et la digitalisation, où l’analyse des données permet de mieux cibler les offres et d’optimiser la chaîne assurantielle. En parallèle, la compagnie enregistre une progression notable de ses indicateurs financiers et opérationnels en 2024. Pour pérenniser cette dynamique, Mme Belhouchet plaide pour une montée en puissance des compétences actuarielles à l’échelle nationale, via des formations d’excellence, des bases de données interopérables et une meilleure intégration dans la gouvernance stratégique des compagnies.
Interview réalisée par Khris Badreddine
Comment évaluez-vous aujourd’hui le rôle stratégique de l’actuaire dans un environnement assurantiel en pleine mutation, notamment face aux risques émergents (climat, cyber, etc.) ?
Dans un environnement en profonde mutation, l’actuaire s’impose, plus que jamais, comme un acteur stratégique central dans le pilotage des compagnies d’assurance. Auparavant cantonné à un rôle technique centré sur la tarification et le calcul des provisions, l’actuaire est aujourd’hui un expert incontournable dans la compréhension et la modélisation des risques émergents, à forte incertitude et volatilité, tels que les risques climatiques, cybernétiques ou pandémiques.
Grâce à son expertise en modélisation et en analyse des données et à sa maîtrise des modèles statistiques, probabilistes et prédictifs, l’actuaire est en mesure d’anticiper les impacts potentiels de ces risques complexes et systémiques. Il contribue ainsi à l’élaboration de scénarios prospectifs, à l’évaluation des engagements, et au suivi de la solvabilité de l’entreprise
Chez CASH Assurances, nous avons pleinement intégré l’évolution du métier d’actuaire, reconnu aujourd’hui comme une fonction à forte valeur ajoutée dans le cadre des réflexions stratégiques, notamment dans le développement de produits innovants et adaptés, l’ajustement des politiques de souscription, la définition de l’appétence aux risques et l’optimisation des leviers de transfert et de mutualisation des risques.
Cette volonté d’intégrer l’analyse actuarielle dans notre gestion globale du risque, s’est traduite par la mise en place d’une direction dédiée au Risk Management, incluant la fonction actuarielle, Cette approche pluridisciplinaire et intégrée est devenue indispensable pour garantir la maîtrise de nos engagements, assurer la pérennité de nos performances et renforcer la résilience de notre portefeuille dans un environnement de plus en plus incertain.
Cash Assurances est historiquement spécialisée dans les risques industriels liés aux hydrocarbures. En quoi l’expertise actuarielle contribue-t-elle à mieux maîtriser et tarifer ce type de risques complexes ?
La couverture des risques industriels, notamment ceux liés aux secteurs de l’énergie et de l’engineering, représente un segment d’activité à la fois stratégique et complexe, du fait de l’intensité potentielle des risques, de l’interdépendance des périls impactant ce type de portefeuille, et des engagements qui en découlent. L’assureur de ce type de risque doit également faire face à des défis liés notamment à la modélisation des risques et à la prise en compte de plusieurs scénarios catastrophiques, en analysant une panoplie de données de sources diverses. Dans ce contexte, l’expertise actuarielle joue un rôle fondamental dans une prise de risque maitrisée de l’assureur.
Chez CASH Assurances, un dispositif est en cours de mise en place pour permettre aux actuaires d’intervenir dans l’analyse des risques majeurs. Ce dispositif vise à développer des modèles intégrant non seulement l’historique des sinistres, mais aussi les caractéristiques techniques propres à chaque installation, les normes de sécurité en vigueur, ainsi que les obligations réglementaires internationales. Bien que ces travaux soient encore en phase de développement, l’objectif est d’utiliser des outils tels que l’analyse de scénarios, la modélisation de la fréquence et de la gravité des sinistres, ainsi que l’évaluation des interactions entre événements, afin d’ajuster au mieux les tarifs et d’optimiser les couvertures.
L’actuaire contribue également à l’élaboration de programmes de réassurance sur mesure, répartissant les risques de manière équilibrée entre le réassureur national et les plus grands réassureurs mondiaux. Cette maîtrise technique permet d’assurer une rentabilité durable de ces portefeuilles tout en respectant les exigences prudentielles.
Vos résultats 2024 font état d’une progression notable du chiffre d’affaires et du résultat net. Quels facteurs techniques et organisationnels ont soutenu cette performance remarquable ?
L’exercice 2024 marque un nouveau palier de performance pour CASH Assurances, avec un chiffre d’affaires qui a avoisiné les 21 milliards de dinars, en croissance de 5 %, et un résultat net record de 1,7 milliard de dinars, traduisant une rentabilité du capital de près de 9%. Cette performance, obtenue dans un marché globalement atone, où la croissance du secteur n’a pas excédé 3 %, s’explique par plusieurs facteurs combinés.
Sur le plan technique, une meilleure maîtrise de l’équilibre technique et opérationnel, l’efficacité des mécanismes de réassurance et une politique rigoureuse de sélection des risques ont permis d’asseoir une rentabilité saine. L’orientation de notre portefeuille vers des segments porteurs comme la construction et l’énergie, dans lesquels nous détenons respectivement 30 % de parts de marché, a également renforcé notre position concurrentielle. Dans le même temps, nous avons amélioré significativement nos performances en matière de diversification du portefeuille par des risques de moyenne et de petite taille (PME/PMI et particuliers), et avons intensifié nos relations d’affaires avec les intermédiaires d’assurance, et notamment les courtiers qui sont des partenaires précieux pour le développement de nos activités notamment dans les marchés à forte compétitivité.
D’un point de vue organisationnel, notre plan stratégique structuré autour de la transformation digitale, de la diversification de nos produits et de l’amélioration de la relation client, a porté ses fruits. L’augmentation du capital social de 15 à 20 milliards DA en 2024 s’inscrit par ailleurs dans une stratégie de renforcement de notre solvabilité et de notre capacité d’intervention sur de grands projets structurants.
Enfin, notre force réside incontestablement dans l’expertise et l’engagement de nos 685 collaborateurs, dont les compétences pluridisciplinaires permettent d’accompagner efficacement les clients, de la souscription jusqu’à l’indemnisation.
Au-delà des performances opérationnelles et financières solides et constantes que nous délivrons depuis 2019, notre priorité consiste à renforcer la qualité de notre leadership sur le marché des risques d’entreprises de toutes tailles et secteurs d’activité, et à pérenniser des croissances profitables tout en veillant au respect des bonnes pratiques et des règles prudentielles encadrant notre profession. La qualité du service et du leadership prime sur le reste, telle est notre ligne directrice.
Votre compagnie a entrepris des efforts de diversification, notamment à travers l’assurance de personnes via AGLIC. Comment intégrez-vous l’actuariat dans cette logique d’expansion des produits et services ?
La diversification de nos activités, en particulier à travers le développement de l’assurance de personnes avec notre filiale AGLIC, répond à une volonté stratégique d’élargir notre portefeuille, tout en répondant à des besoins sociétaux croissants : prévoyance, retraite, santé.
Dans ce contexte, l’intégration de l’actuariat est essentielle. Les produits d’assurance de personnes nécessitent une approche technique spécifique, basée sur la modélisation sur le long terme des engagements, la gestion des taux d’actualisation, et l’évaluation des comportements des assurés. Les actuaires interviennent dès la phase de conception des produits, pour garantir leur viabilité technique et commerciale, et assurer un bon alignement entre les primes perçues, les prestations futures et la rentabilité attendue.
Ils apportent également leur expertise dans la segmentation du marché, la tarification différenciée selon les profils de risques, et la mise en place d’outils de suivi des marges techniques. Cette démarche contribue à positionner AGLIC comme un acteur responsable, à même de proposer des produits durables et accessibles à toutes les catégories de population, y compris via des initiatives en micro-assurance.
Cette approche distinguée a contribué à hisser notre filiale AGLIC à la tête des compagnies d’assurance de personnes du marché, et à garantir aux actionnaires une rentabilité conformes à leurs attentes.
Quels sont aujourd’hui les principaux axes de votre stratégie en matière de digitalisation des processus, de dématérialisation des offres et d’automatisation de la relation client ?
La transformation digitale est au cœur de notre stratégie de développement depuis 2019, année où nous avons adopté une feuille de route structurée, avec pour objectifs la modernisation de nos services, l’amélioration de l’expérience client et le renforcement de notre efficacité opérationnelle ; la refonte de notre site web, devenu un portail de souscription et de paiement en ligne, permettant à nos clients d’obtenir un devis, d’établir un contrat et de régler leur prime par carte bancaire, sans déplacement ; l’automatisation des processus par l’intégration de solutions digitales dans la chaîne de souscription, de gestion et d’indemnisation, réduisant les délais de traitement et améliorant la transparence ; la sécurisation des données grâce à des investissements continus dans l’architecture informatique, avec une attention particulière portée à la cybersécurité et à la conformité réglementaire ; et l’exploitation de la business intelligence pour mieux comprendre les comportements des assurés, anticiper leurs besoins, affiner les offres, et guider les décisions stratégiques.
D’autres chantiers sont en cours, notamment le développement d’applications mobiles et la numérisation complète des agences pour accompagner la transition vers un modèle omnicanal.
Cash Assurances s’est engagée dans une dynamique de modernisation et de bancassurance. Quels sont les bénéfices observés en termes de distribution, d’accessibilité des produits et d’optimisation actuarielle ?
La bancassurance constitue une réponse stratégique à la nécessité de rapprocher les produits d’assurance des clients, tout en diversifiant les canaux de distribution. Cette dynamique permet à CASH Assurances d’élargir son maillage territorial, grâce aux réseaux bancaires partenaires, de démocratiser l’accès à ses produits, notamment pour les populations traditionnellement peu exposées à l’assurance et d’exploiter des données croisées, entre comportements bancaires et assurantiels, ce qui permet une personnalisation plus ciblée des offres et un pilotage plus précis des risques.
La bancassurance offre également des synergies fortes avec nos outils digitaux, en renforçant la fluidité des parcours clients et en multipliant les points de contact. Cela s’inscrit pleinement dans notre logique de modernisation de notre modèle assurantiel.
Enfin, quels sont, selon vous, les défis prioritaires à relever pour renforcer le rôle des actuaires dans les compagnies d’assurance algériennes, notamment en matière de formation, de données et de gouvernance ?
Renforcer le rôle des actuaires dans les compagnies d’assurance algériennes est un levier incontournable pour moderniser le secteur, améliorer la gestion des risques et favoriser l’innovation produit. Pour cela, les efforts doivent converger vers une formation d’excellence, une infrastructure data fiable, et une gouvernance ouverte à l’expertise technique.
Ces transformations ne peuvent se faire sans un engagement sectoriel fort et des partenariats académiques et professionnels de haut niveau.
D’abord, la structuration des filières de formation actuarielle locales et la promotion de la formation continue, notamment dans les domaines de modélisation prédictive des risques, de la finance quantitative et des nouvelles technologies. De notre point de vue, la formation d’actuaire doit impérativement inclure des notions approfondies du cadre réglementaire local et régional, de manière à doter l’actuaire d’une vue exhaustive de l’environnement d’assurance, en sus du bagage mathématique qu’il aura capitalisé tout au long de son cursus.
La collaboration avec les plus grands établissements régionaux et internationaux en matière de techniques et de recherche actuarielles constitue par ailleurs un élément important pour mettre nos actuaires au diapason des innovations.
Ensuite, la création un véritable écosystème digitalisé, avec des bases de données fiables, harmonisées et interconnectées, est indispensable pour permettre aux actuaires d’exercer pleinement leur expertise.
Enfin, une meilleure intégration des actuaires dans les processus de décision, notamment dans les comités de pilotage des risques et la conception des produits.
B. Kh.