La crise entre l’Algérie et la France, la campagne hostile dirigée à partir de l’Hexagone, la mémoire et l’histoire, le Sahara occidental, l’affaire Sansal, le Sahel, la Palestine, la Syrie, la situation politique et économique en Algérie … dans une longue interview accordée au journal français L’Opinion, publiée le 3 février 2025, le président Abdelmadjid Tebboune, a parlé, sans filtre, de tous les sujets qui intéressent l’opinion nationale et internationale. Plus particulièrement, le chef de l’État s’est longuement épanché sur la plus grave crise entre les deux pays depuis celle qui a prévalu en 1971 après la nationalisation des hydrocarbures.
Par Hacène Nait Amara
Ainsi, et à une question du journaliste-intervieweur Pascal Airault sur la relation cruciale entre l’Algérie et la France, le président de la République a évoqué un « climat délétère » frôlant la rupture.
«Le climat est délétère, nous perdons du temps avec le président Macron. Nous avions beaucoup d’espoirs de dépasser le contentieux mémoriel », a indiqué le Président, faisant remarquer que la commission mixte Histoire et Mémoire n’a pas abouti aux résultats escomptés.
Sur la feuille de route dressée à Alger avec son homologue français, Abdelmadjid Tebboune n’a pas manqué de déplorer que plus rien n’avançait en dehors des relations commerciales, le dialogue politique étant quasiment interrompu.
En cause, « les déclarations hostiles tous les jours de politiques français comme celles du député de Nice, Eric Ciotti, qui qualifie l’Algérie d’Etat voyou » ou du petit jeune du Rassemblement national [Jordan Bardella NDLR] qui parle de « régime hostile et provocateur », a fustigé le chef de l’Etat.
Une telle détérioration des relations entre les deux pays, a eu comme étincelle la reconnaissance de la «marocanité » du Sahara occidental «en violation du droit international pour un pays qui siège au Conseil de sécurité», fait remarquer le président de la République.
Dans cette veine, le Président Tebboune a affirmé qu’il avait eu à mettre en garde le président français, Emmanuel Macron, lors de leur rencontre à Bari, le 13 juin 2024, contre le risque imparable de « perdre l’Algérie » en maintenant sa décision de soutenir le plan d’autonomie marocain.
« Lors de cette rencontre, il m’a annoncé qu’il allait faire un geste pour reconnaître la marocanité du Sahara occidental ; ce que nous savions déjà. Je l’ai alors prévenu lui disant : vous faites une grave erreur. Vous n’allez rien gagner et vous allez nous perdre… », a précisé Abdelmadjid Tebboune.
Ensuite et en réponse aux critiques prétendant que le système algérien serait construit sur la « rentre mémorielle », le chef de l’Etat s’est évertué à invoquer l’histoire, disant que «La France commémore encore ses soldats et résistants tombés dans la guerre contre l’Allemagne, ses cinéastes font des films. Il y a encore des contentieux non déclarés avec Berlin bien qu’il n’y ait eu que quatre ans d’occupation et encore, pas sur tout le territoire. Et vous voudriez nous interdire d’effectuer notre propre travail de mémoire ?» s’interroge- t- il ; rappelant que la colonisation française « fut bien plus sanglante que la conquête des pays d’Afrique subsaharienne et la période des protectorats en Tunisie et au Maroc».
«Les restes de l’OAS dans l’ADN du RN »
Dans ce même sillage, il fustigera également le Rassemblement National et les narratifs de la famille Le Pen qui y préside, ainsi que leurs affidés.
«Les responsables du RN ne connaissent que l’utilisation de la force. Il y a encore dans l’ADN de ce parti des restes de l’OAS pour laquelle il fallait tout régler par la grenade et les attentats. Pareil pour l’eurodéputée, Sarah Knafo qui réclame la suppression d’une prétendue aide au développement à l’Algérie dans une tentative d’exercer la pression sur nous », dira- t- il.
Et de poursuivre, soulignant que tout cela relevait «d’une profonde méconnaissance de l’Algérie» ; démontant, dans la foulée les arguties de Knafo à propos d’une aide au développement de 20 à 30 millions d’euros par an.
«Le budget de l’Etat algérien est de 130 milliards de dollars et nous n’avons pas de dette extérieure. Nous finançons chaque année 6 000 bourses africaines pour venir étudier chez nous, une route de plus d’un milliard de dollars entre notre pays et la Mauritanie et venons d’effacer 1,4 milliard de dette à douze pays africains. Nous n’avons pas besoin de cet argent qui sert avant tout les intérêts d’influence extérieure de la France» a asséné le Président.
Abordant, par la suite, l’affaire du Tiktokeur algérien « Doualemn » que l’Algérie a refusé d’accueillir après une expulsion manu militari de France, le Président met les points sur les « i » : « Je ne veux pas imposer à la France des Algériens en situation irrégulière. Nous avons d’ailleurs accordé 1 800 laissez-passer consulaires en 2024. Mais il faut respecter les procédures légales.
Bruno Retailleau, [le ministre de l’Intérieur français], a parlé de l’Algérie comme d’un pays qui cherche à humilier la France mais en fait, le ministre français aura voulu faire un coup politique en forçant son expulsion. Il vient d’être retoqué par la justice française qui n’a pas justifié l’urgence absolue de sa mesure d’expulsion», expliquera- t- il.
Et de porter l’estocade, estimant que l’Algérie aussi aimerait que la France accède à ses demandes d’extradition à l’instar de l’Espagne, l’Italie et l’Allemagne. « Or, curieusement, nous constatons que Paris donne la nationalité ou le droit d’asile à des personnalités qui ont commis des crimes économiques ou qui se livrent à de la subversion sur le territoire français. Certains, d’après nos informations, ont même été recrutés par les services français comme informateurs», a- t- il déploré. Interrogé sur l’accord de 1968 brandi, à chaque fois comme une menace et demandant son abrogation, Tebboune a répondu : « Ces accords étaient historiquement favorables à la France qui avait besoin de main- d’œuvre. Depuis 1986, les Algériens ont besoin de visas, ce qui annule de fait la libre circulation des personnes telle que prévue dans les accords d’Evian. Ils sont donc soumis au règlement de l’espace Schengen. Certains politiciens prennent le prétexte de la remise en cause des accords pour s’attaquer à ces accords d’Evian qui ont régi nos relations à la fin de la guerre. Ces accords de 1968 sont une coquille vide qui permet le ralliement de tous les extrémistes … » Revenant sur l’affaire de l’écrivain Boualem Sansal, algérien naturalisé français en 2024, Tebboune estime qu’il « n’est pas un problème algérien », mais « un problème pour ceux qui l’ont créé. Jusqu’à présent, il n’a pas livré tous ses secrets. C’est une affaire scabreuse visant à mobiliser contre l’Algérie.
« Sansal n’a pas livré tous ses secrets »
Boualem Sansal est allé dîner chez Xavier Driencourt, l’ancien ambassadeur de France à Alger, juste avant son départ à Alger. Ce dernier est lui-même proche de Bruno Retailleau qu’il devait revoir à son retour. D’autres cas de binationaux n’ont pas soulevé autant de solidarité. Et enfin, Sansal n’est français que depuis cinq mois…. Quant au Parlement européen qui réclame sa libération, les parlements panafricain, arabe et islamique ont dénoncé son ingérence dans une affaire algérienne, a dit le Président en substance ; soulignant que Sansal était entre les mains d’une justice algérienne souveraine et qui est seule habilitée à juger ce cas».
« La balle est dans le camp français »
Sur les prétendues factures impayées aux hôpitaux français, Abdelmadjid Tebboune expliquera que « Cela fait trois ans que l’on attend une réunion avec les hôpitaux de Paris pour lever ce contentieux qu’on estime à 2,5 millions d’euros, bien loin des chiffres avancés dans la presse française. D’ailleurs, nous avons pris la résolution de ne plus envoyer nos malades en France. Ils vont dans d’autres pays européens, comme l’Italie, la Belgique ou encore la Turquie», fera- t- il savoir
Dévoilant, enfin, sa vision sur la résolution de la crise entre l’Algérie et la France, le Président a estimé que c’était à la partie française de devoir faire le premier pas. « Ce n’est pas à moi de le faire. Pou
r moi, la République française, c’est d’abord son Président », estime-t-il, notant que « des intellectuels et des hommes politiques que nous respectons en France comme Jean-Pierre Chevènement, Jean-Pierre Raffarin, Ségolène Royal et Dominique de Villepin, qui a bonne presse dans tout le monde arabe, car incarnant une certaine France qui avait son poids, puissent aussi s’exprimer» a- t- il souhaité.
« A la France de traiter ses jihadistes »
Interrogé sur la proposition française de renouer « le dialogue sur la sécurité au Sahel et la lutte contre le terrorisme au Proche-Orient avec la perspective du retour des jihadistes franco-algériens de Syrie », Tebboune a indiqué que l’Algérie ne reculera jamais face aux terroristes, qu’ils viennent de Syrie ou d’ailleurs. Mais il appartient à la France de traiter les cas des jihadistes qui se sont radicalisés sur son territoire et sont partis faire le jihad au Levant. Nous, nous nous occupons des combattants qui se sont radicalisés en Algérie… »
Quid de la visite effectuée le 13 janvier dernier, par le patron de la DGDE, Nicolas Lerner ? Tebboune précisera que l’Algérie a accepté sa visite parce que « nous avions confiance en lui quand il dirigeait la DGSI (NDLR : avant sa nomination à la DGSE). Enchainant avec l’affaire d’espionnage de la DGSE en Algérie, à travers l’ancien terroriste « Abou Rayan », le Président a dénoncé de telles barbouzeries, retenant que « la France a essayé de le recruter sur notre sol sans nous prévenir. Nous avons été vigilants comme la France l’est sur son territoire ».
Concernant les explosions nucléaires françaises dans le Sud algérien, le Président a rappelé une revendication essentielle de l’Etat algérien. « C’est indispensable. Le dossier de la décontamination des sites d’essais nucléaires est obligatoire sur les plans humain, moral, politique et militaire. Nous pouvions le faire avec les Américains, les Russes, les Indonésiens, les Chinois. Nous estimons que l’Algérie doit le faire avec la France qui doit nous dire avec précision les périmètres où ces essais ont été réalisés et où les matériaux sont enterrés… »
« L’Algérie ne cherche pas à administrer le Mali »
Interrogé sur la junte malienne au pouvoir qui accuse à tort l’Algérie de soutenir des groupes terroristes au nord-Mali, le Président dénonce une aberration. Il rappelle ensuite les vertus de l’Accord d’Alger pour la paix et la réconciliation maliennes. « L’Algérie ne cherche pas à administrer le Mali que nous considérons comme un pays frère pour lequel notre main sera toujours tendue».
Idem pour la situation en Tunisie où le chef de l’Etat estime que le régime parlementaire issu de la Révolution de jasmin, « a bloqué toutes les initiatives de Kaïs Saïed qui a remis les pendules à l’heure en restaurant le régime présidentiel qu’a connu la Tunisie depuis son indépendance. Mon frère, le président tunisien, est un universitaire reconnu, populaire, qui continue à aller faire ses courses au marché. Contrairement aux critiques, la Tunisie n’a pas de sérieux problèmes en dehors d’un endettement et d’une croissance faible. Face à ce que le pays voisin endure, l’Algérie sera toujours à ses côtés pour l’aider », a réaffirmé le Président.
« Aucun lien entre le Sahara occidental et le Maroc »
Quant au dossier du Sahara occidental, Abdelmadjid Tebboune n’a pas manqué d’exprimer son grand espoir de voir, un jour , l’indépendance des Sahraouis se réaliser. Et dont il dira que « L’indépendance de l’Algérie a été obtenue après cent trente ans de combat. La RASD est un membre de notre organisation panafricaine, l’OUA devenue l’UA. La Cour internationale de Justice a dit qu’il n’y avait aucun lien de tutelle entre le Sahara occidental et le Maroc, si ce n’est des relations économiques ». Il enchainera, s’agissant de la rupture avec le Maroc, « C’est presque un jeu d’échecs où nous sommes contraints de répondre à des actes que nous jugeons hostiles. Le Maroc a été le premier à vouloir porter atteinte à l’intégrité de l’Algérie avec son agression en 1963, neuf mois après notre indépendance, une agression qui a fait 850 martyrs. », a- t- il rappelé. « Cela dit », nuancera- t-il, «Le peuple marocain est un peuple frère pour lequel nous ne souhaitons que le meilleur».
Passant à l’évolution de la diplomatie algérienne dans le bouleversement mondial actuel, le Président Tebboune a mis en avant la doctrine de la politique étrangère de l’Algérie, soulignant les deux fondements sur lesquels elle repose. « D’abord le non-alignement, puis le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures des autres pays. Ce qui explique que nous rejetons aussi toutes les tentatives de vassalisation de notre pays. Et je n’ai pas de complexe à le dire aux grandes puissances».
« Bonnes relations avec les États-Unis »
Après quoi, il fera un large tour d’horizon sur la situation géopolitique cruciale qui prévaut à travers le monde. Commençant par les relations entre l’Algérie et les Etats-Unis d’Amérique, à l’aune du retour au pouvoir de Donald Trump, Tebbopune dira que « Nos relations sont restées bonnes avec tous les différents présidents américains, qu’ils soient démocrates ou républicains. C’était déjà le cas lors du premier mandat de Donald Trump », a-t-il rappelé. Quant à l’appel de Trump à déloger la population de Ghaza, Tebboune estime que l’expression « est malheureuse mais, dans son esprit (Trump, ndlr), il ne s’agit pas de la population palestinienne qui a toujours eu des soutiens en Europe, dans le monde arabe, en Afrique etc… »
Sur le dossier syrien, il rappellera que l’Algérie a été derrière le retour de ce pays frère dans la Ligue arabe. « Pour le reste, nous avons toujours parlé à l’ex-président syrien (Bachar el-Assad, ndlr) tout en étant ferme avec lui. Nous n’avons jamais accepté les massacres contre son peuple. Avant sa chute, je lui ai envoyé un émissaire. L’Algérie se proposait, avec l’aval de l’ONU, de servir d’intermédiaire pour qu’il discute avec son opposition. Cela n’a pas abouti. La suite, nous la connaissons. »
A propos du conflit russo-ukrainien, le chef de l’Etat a dénoncé sans ambages la duplicité des pays occidentaux, estimant qui condamnent l’intervention en Ukraine, mais pas l’annexion du Golan ou du Sahara occidental… Quand je suis allé voir Vladimir Poutine en Russie en juin 2023, Emmanuel Macron m’a demandé de voir si je ne pouvais tenter quelque chose pour la paix. Le président russe m’a aussi donné son feu vert. Il était prêt à dialoguer, mais Volodymyr Zelensky n’a pas répondu », a confié Abdelamdjid Tebboune.
« Chinois et Italiens,
des partenaires de poids »
Autre dossiers abordés, l’investissement étranger où le Président estime que l’Algérie « est aussi en train de faire ses propres investissements et a ouvert son économie à d’autres investisseurs étrangers dont l’arrivée est facilitée par la nouvelle loi sur l’investissement».
Etayant ses propos, il a avancé le chiffre de plus de 11 000 projets d’investissement enregistrés au niveau de l’AAPI. Partenaire et allié historique de l’Algérie, « Les Chinois s’intéressent à de nombreux secteurs d’activité : des technologies de pointe à l’électronique en passant par le numérique, les batteries au lithium puisqu’on dispose de cette matière première», a- t- il révélé. Et pas que. « L’Italie aussi, est un pays avec lequel l’Algérie entretient d’excellentes relations. Elle a toujours été un partenaire très fiable. Et l’homme politique Enrico Mattei, fondateur d’ENI [le géant italien du pétrole et du gaz], a été longtemps un précieux conseiller pour développer notre potentiel en hydrocarbures. Il a d’ailleurs été tué pour ces raisons. Pendant la décennie noire [1992-2002], seul les avions d’Alitalia continuaient à se poser à Alger quand François Mitterrand avait demandé à son pays et à ses partenaires européens de suspendre leurs vols… », rappelle, amèrement, le président de la République.
« Pour un accord gagnant-gagnant avec l’UE »
In fine, et sur un plan éminemment économique, Tebboune a réaffirmer l’ambition de l’Algérie de devenir un pays émergent d’ici 2027 avec « un PIB de plus de 400 milliards de dollars et l’achèvement de la construction de notre programme de 3,5 millions de logements, dont deux millions sont déjà livrés», mettra- t- il en avant à ce plan, ajoutant que « l’Algérie continuera à produire localement pour pallier aux importations, résoudre la crise de l’eau à travers les stations de dessalement, le développement des projets miniers et de l’énergie».
Par ailleurs, il a eu à évoquer les motifs ayant poussé l’Algérie à demander la révision de l’accord d’association avec l’Union européenne (UE).
«Notre ambition pour les exportations s’affirme. Aujourd’hui, nous avons une production industrielle nationale. Tout l’électroménager est algérien. Notre agriculture génère, selon la FAO [l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture], 37 milliards de dollars par an. On exporte des produits maraîchers en Tunisie, en Mauritanie et au Moyen-Orient. Il faut réviser l’accord pour que nos produits agricoles et notre acier accèdent au marché européen dans des conditions préférentielles», a résumé le Président.
Abdelmadjid Tebboune a clos l’interview en bifurquant par la politique intérieure. D’abord en excluant toute intention de sa part de rester à la tête de l’Etat après la fin du second mandat. « Je respecterai la Constitution », dira- il à ce propos, non sans faire savoir que son deuxième quinquennat sera celui « du parachèvement des grands chantiers lancés depuis 2020». Et cette promesse teintée d’espoirs : « Je compte laisser des infrastructures nouvelles, de grands chantiers et une réforme du système politique. Même si je n’ai pas tout réussi, j’aurais eu le mérite de montrer aux Algériens que cela était possible. La voie sera tracée. Ce sera aux générations futures de parachever le travail». Dont acte !
H. N. A.