À l’occasion de la 3e édition du Congrès arabe des actuaires tenue à Alger du 08 au 10 juillet 2025, Chakib Abouzaïd, secrétaire général de l’Union Générale Arabe de l’Assurance (UGAA), revient sur les enjeux cruciaux de la structuration d’une pensée actuarielle dans le monde arabe. Soulignant la rareté des compétences et la complexité des contextes régionaux, il salue la tenue même de cette conférence comme une avancée significative. Pour lui, l’actuaire du XXIe siècle ne peut plus se limiter à des calculs techniques : il est appelé à jouer un rôle central dans la résilience des sociétés face aux chocs systémiques, du climat à la santé publique. Entre partenariats public-privé, intégration régionale, micro-assurance et formation continue, Chakib Abouzaïd dessine les contours d’une profession en mutation, portée par l’intelligence artificielle, la science des données et les impératifs d’inclusion. Mettant en avant les actions de la Ligue arabe des actuaires et les efforts du GAIF pour accompagner cette transition, il appelle à une professionnalisation accélérée et à une gouvernance data-driven des risques dans le monde arabe.
Interview réalisée par Hacène Nait Amara
Quel regard portez-vous sur cette 11e édition du Congrès arabe des actuaires, notamment sur son positionnement régional et son rôle dans la structuration d’une pensée actuarielle arabe ?
Je vous remercie vivement pour cette interview, qui m’offre l’occasion de revenir sur cette 3e édition de la Conférence des actuaires. Le simple fait qu’elle se tienne constitue déjà une véritable performance, tant il est difficile d’organiser ce type d’événement dans le monde arabe, où le nombre d’actuaires demeure limité. Réunir des représentants de plus d’une dizaine de pays constitue un succès remarquable. Pour l’Algérie, la relance récente de l’Association des actuaires algériens s’inscrit dans une dynamique positive qu’il convient de nourrir et de consolider.
Le thème de cette édition « Vers des sociétés résilientes » souligne le rôle croissant de l’actuariat face aux risques systémiques. Comment les actuaires peuvent-ils contribuer à élaborer des produits d’assurance adaptés aux mutations économiques, climatiques ou sanitaires ?
Le rôle de l’actuaire est aujourd’hui plus crucial que jamais. La modélisation mathématique aide -grâce à la modélisation – dans la prise de décision, notamment face aux catastrophes naturelles, aux pandémies comme celle du COVID-19, ou encore aux phénomènes climatiques tels que la sécheresse. Grâce à l’intelligence artificielle et aux bases de données de plus en plus riches et détaillées, il est désormais possible de réaliser des simulations avancées. Les actuaires jouent un rôle central dans la tarification précise des risques, y compris dans le cadre de la micro-assurance, qui repose sur des primes faibles calculées avec rigueur.
Quelles stratégies ou partenariats jugez-vous les plus prometteurs pour étendre la micro-assurance dans le monde arabe, notamment dans les zones rurales ou les secteurs informels ?
Trois axes me semblent déterminants. Le premier concerne les partenariats public-privé. Le secteur public dispose des canaux d’accès et des données, mais manque souvent de réactivité ; à l’inverse, le secteur privé est plus agile et innovant. Leur complémentarité est essentielle. Le second axe repose sur un changement de mentalité au sein des assureurs : Il est impératif qu’ils considèrent la micro-assurance comme un investissement à long terme pour la fidélisation des assurés. Enfin, le troisième volet est l’intégration de la micro-assurance avec la microfinance : il est indispensable d’accompagner les micro-entrepreneurs avec des produits adaptés, ce qui suppose aussi des ajustements réglementaires, notamment en matière de capital requis pour la création de structures dédiées.
Le développement professionnel est essentiel à la résilience actuarielle. Quelle est la contribution du GAIF à la montée en compétence des actuaires et envisagez-vous une certification arabe unifiée ?
En tant qu’association, nous ne délivrons pas de certifications. Notre rôle est de fédérer les acteurs du secteur de l’assurance : assureurs, réassureurs, courtiers, régulateurs. Nous avons soutenu les trois éditions de la Conférence des actuaires et œuvrons activement à la valorisation de cette profession encore trop peu visible. Nous souhaitons qu’il y ait des actuaires dans tous les segments : tarification, santé, automobile, réassurance. La création de la Ligue arabe des actuaires, fondée sur l’adhésion volontaire, et l’organisation régulière de webinaires très suivis participent à cette dynamique de montée en compétences.
Comment le GAIF anticipe-t-il l’évolution du rôle de l’actuaire face à l’intelligence artificielle, la science des données et l’automatisation ?
Nous avons pris la mesure très tôt de ces mutations. Les assureurs, tout comme les banquiers, ont aujourd’hui besoin de profils capables de lire, analyser et exploiter les données : actuaires, data scientists, ingénieurs, etc. C’est pourquoi nous sensibilisons les compagnies à ces technologies. Demain, nous aurons trois types d’assureurs : ceux qui innovent, ceux qui s’adaptent, et ceux qui seront dépassés par la technologie ; seuls ceux qui s’adaptent et innovent ont un avenir.
L’intelligence artificielle n’est plus un luxe, mais un impératif stratégique. Nous utilisons les plateformes numériques pour diffuser ces messages et encourager les investissements dans ce domaine.
Quelles dynamiques la Ligue arabe des actuaires a-t-elle enclenchées et quels objectifs poursuivez-vous à court et moyen terme ?
Créée il y a trois ans, la Ligue compte déjà plus de 100 membres. Elle constitue un cadre de mutualisation des expertises arabes, pour mieux répondre aux attentes des marchés. Nous avons organisé plus de 15 webinaires, certains rassemblant plus de 500 participants. Cette dynamique favorise la création ou le renforcement des associations nationales. À moyen terme, nous souhaitons développer des coopérations régionales, produire des tables de mortalité communes, et renforcer la formation spécialisée des actuaires dans l’ensemble du monde arabe.
Quels sont selon vous les principaux défis que rencontre l’Union générale arabe de l’assurance dans sa mission d’intégration des marchés arabes ?
L’harmonisation réglementaire relève des régulateurs nationaux. Notre rôle est d’être une force de proposition. Le monde arabe présente une diversité de traditions juridiques : française en Afrique du Nord, anglo-saxonne dans le Golfe. L’harmonisation se construit désormais à l’échelle internationale via les normes IFRS, les exigences de solvabilité ou encore les recommandations de l’Association internationale des superviseurs d’assurance. Sur le terrain, nous avons lancé des initiatives concrètes, comme la digitalisation de la carte orange, facilitant la libre circulation des véhicules. Le GAIF est aujourd’hui reconnu comme l’interlocuteur légitime des instances internationales du secteur.
En quoi les marchés arabes de l’assurance doivent-ils évoluer pour passer d’une logique de couverture obligatoire à une logique de développement du marché par l’offre, l’innovation et l’inclusion ?
Le taux moyen de pénétration de l’assurance dans le monde arabe reste très faible (environ 1,4 %). Un objectif réaliste serait de porter ce taux à 3 % à moyen terme. Cela nécessite des politiques volontaristes, une inclusion financière renforcée, et un environnement économique porteur. Deux freins majeurs subsistent : l’instabilité géopolitique et l’érosion des monnaies locales. Pourtant, la croissance est bien présente dans certains pays. La jeunesse démographique, l’élargissement de la classe moyenne et l’urbanisation constituent autant de leviers à exploiter. Le GAIF entend poursuivre son rôle d’impulsion en accompagnant les acteurs vers cette nouvelle étape de développement.
H. N. A.




